Marc Trivier était un artiste hanté, littéralement habité par la littérature qu’il pratiqua parallèlement à la photographie. C’est ainsi que jeune homme, au début et au milieu des années 1980 il embarqua sur des cargos ou rejoignit par voie terrestre des écrivains âgés qu’il admirait (Jorge Luis Borges, Thomas Bernhard, Samuel Beckett, Jean Genet, Emil Cioran…), ainsi que des peintres, afin d’ « épingler » leur portrait en noir et blanc dans le format carré du Rolleiflex bi-objectif. Le regard est frontal. Sans apprêt. Les visages et les corps sont saisis de manière crue, en lumière naturelle, semblant obéir à une patiente entreprise entomologiste. Comme c’est le cas avec « Visages de l’ouest » de Richard Avedon, série menée pendant 5 ans dans ces mêmes années 1980, l’on avait l’impression de presque pouvoir les toucher. D’avoir ces créateurs majeurs à portée de main. De pouvoir partager un moment d’intimité, même éphémère. Tension entre le lâcher-prise et la résistance du modèle. Simplicité et efficacité du protocole formel : on est bien là en présence du théâtre primitif de la photographie de portrait. Avec des scènes d’abattoirs et des aliénés, ces photographies ont été publiées dans l’incontournable catalogue d’exposition que lui a consacré le Musée de L’Elysée à Lausanne en 1988, présentée en collaboration avec le Centre Régional de la Photographie Nord Pas-de-Calais. Beaucoup plus confidentiel, le petit livre Le Paradis Perdu : Paradise Lost (2002) regroupait textes de Marc Trivier et images prises à la box 6x9 cm chez lui, à la campagne, en Belgique. Ces dernières ont beaucoup influencé ma propre pratique photographique et je me sens infiniment redevable à Marc Trivier dont j’avais présenté l’arbre de « Folkestone » (photo prise au Rolleiflex en 1986) dans la troisième exposition de Foto Povera, au Centre Photographique d’Ile-de-France (Pontault-Combault) du 4 janvier au 26 février 2006. L’arbre de bord de mer étayé, balayé par les emprunts, semble avachi sur lui-même comme les fragments et carcasses de bœufs de l’abattoir. Sa survie ne semble tenir qu’à un fil ténu, comme celle des écrivains âgés. C’était une pièce majeure dans l’exposition, emblématique d’une figure tutélaire de la Foto Povera, avec Bernard Plossu qui était aussi exposé.

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