Les
images expérimentales d’une géopoétique des lisières
« Dans
un monde saturé d’images qui circulent et sont consommées
à la vitesse des réseaux, les photographes de plusieurs
générations se posent la question de ce qui peut résister
dans leur travail et faire œuvre. Conscients des menaces
pesant sur la culture et l’art dans notre pays travaillé par
les banalisations des idéologies d’extrême droite, les instances
professionnelles s’organisent, d’où l’importance des réseaux
Diagonal et plus récemment Lux ou d’associations comme
Les filles de la photo. Sur le terrain dans différentes régions,
il ne faut pas oublier l’action essentielle de structures comme
l’ARDI-photographies active depuis 1984 à Caen. Yannick
Vigouroux, ayant ses racines en Normandie, leur a fait une
donation dont ils ont entrepris la numérisation et l’inventaire -
contacts couleur, noir et blanc et négatifs de sa production argentique
des 25 ans écoulés.
Yannick
Vigouroux est l’explorateur conquérant de tous les seuils
techniques et sensitifs du monde visuel. En se positionnant
contre l’hypertechnologie et pour l’expérimentation tous
terrains, il assume une position quasi philosophique, mais aussi
éthique. On peut en établir les pôles à l’intersection des théories
de Vilém Flusser (1920-1991) et de la géopoétique de Kenneth
White (1936-2023). Pour rendre hommage au philosophe
brésilien, Marc Lenot a publié son essai Jouer contre
les appareils (2017) y défendant la photographie expérimentale
qu’il définit non comme un courant mais « un moment
entre le déclin de la photographie analogique documentaire
traditionnelle et l’avènement de la photographie numérique ».
Yannick en est un acteur toujours dynamique, militant
de la foto povera, qui a su avec ses sténopés numériques
négocier habilement ce passage d’un siècle à l’autre.
Par
ailleurs son territoire mental étant lié à sa Normandie
natale, il en partage les ressentis jusqu’à titrer ses œuvres
Littoralités comme celles défendues par l’écrivain écossais
des Archives du littoral dont il partage « le but de la géopoétique
de renouveler chez l’être humain la perception du monde,
de densifier sa présence au monde ».
Avec
l’horizon comme limite mentale et terrain de pratique iconique
et le recours à la distance la plus intime au site, il se donne
tous les moyens artistiques d’une approche renouvelée du
paysage côtier. S’il revendique un héritage pictural, il est logiquement
normand avec Eugène Boudin (1824-1898) connu pour
ses marines et scènes de plage et surtout comme le premier
à quitter l’atelier pour le motif en extérieur. Beaucoup de
ses toiles présentes au Musée du Havre (Muma) sont de petits
formats. Le
peintre revendiquait dans le respect des ciels « l’étude de
la grande
lumière et du plein air. » Pour se confronter à la matérialité
du terrain et en restituer une vision atmosphérique, le
photographe utilise sa box 6x9 cm pour sa légèreté et l’absence
de contrôle qui le soumet à l’exigence de la lumière ambiante.
Connaissant les dangers d’une banalisation esthétique
de l’abstraction photographique, il sature son cadre d’une
géométrie incarnée. Les matériaux qui en gèrent la composition
entrent à parité avec les rares silhouettes humaines
qui y apparaissent en filigrane suggérant son devenir scénographique.
Même
si le vignettage accentué de certains bords de cadre pouvait
laisser craindre l’instauration d’une distance, il nous replace
dans la situation de prise de vue au plus près des éléments
et de leur réel. Le traitement de la couleur à travers la sensualité
des tirages contribue à cet effet prégnant. Prolongeant
la logique de la foto povera découlant de l’imperfection
de l’outil, il ne cède pas à la trésorisation muséale du
statut d’œuvre en gardant le plus souvent le format modeste de
24 x 30 cm, nous obligeant là encore à une vision de près. La
force de cette œuvre est de ne pas chercher à retranscrire l’horizon
dans une géométrie lignée héritée de la tradition picturale,
mais en noyant le cadre d’une couleur qui en donne le
sentiment à proximité, ce bleu saturé marque une présence météorologique
de ce confin inatteignable… En se positionnant sur
les seuils de l’espace marin, dans l’expérimentation de nouvelles
lisières, Yannick Vigouroux accepte la gestion des obstacles
visuels créés par les actions humaines sur le bâti qui viennent
perturber la pure ligne de l’horizon. »
Christian
Gattinoni, texte d’exposition.
Photo ©
Yannick Vigouroux
« Vingt
ans ont passé depuis mes premières photographies hyper-pixellisées
dans le métro parisien, montées en séquences sur des cartons
(certaines prises avec des compacts numériques autour de 2008) et
celles réalisées au smartphone – véritables micro-ordinateurs
polyvalents – aujourd’hui. Vingt-quatre ans ont passé aussi
entre mes premières photographies en noir blanc lomographiques et
argentiques, faites au jugé en 2000, sans viser et les images
d’aujourd’hui…
Dans
ces laps de temps, ce sont de véritables révolutions du regard et
du comportement humain qui ont eu lieu. Il est devenu contrairement à
il y a un quart de siècle si facile de prendre une photo –
d’ailleurs nombre de jeunes usagers ne s’en privent pas et
multiplient les selfies, quand ils ne pianotent pas compulsivement
leurs SMS ou consultent des sites, accros à Facebook, Instagram et
Tik-Tok. Les gens ne se regardent plus et ne lisent plus que rarement
des livres ou des journaux, absorbés littéralement qu’ils sont
par leurs minuscules écrans ! […] »
Extrait
d’un texte à paraître dans TK-21