jeudi 12 juin 2025

« L’invitation au voyage [Anne-Marie] »

                                                                 


                                                                    © Yannick Vigouroux

 

 

Ce « portrait-paysage » ou « paysage-portrait », où le visage d’Anne-Marie, le grand amour de ma vie, remplit la quasi-totalité du cadre qui laisse deviner une plage portugaise, est emblématique de l’influence que cette femme a eue sur moi dès octobre 1994, date de notre rencontre à Paris dans les locaux de Patrimoine photographique où nous partagions le même bureau : celle qui deviendrait dans les années à suivre ma muse et modèle préférée m’a dès lors converti à la nécessité existentielle du Voyage. Tout cela était entièrement nouveau pour moi. Je ne possédais aucun point de repère. Et avec elle j’en ai fait dès lors de nombreux voyages et fréquenté des hôtels aussi pittoresques qu’économiques : Barcelone, Valencia, Saint-Jacques de Compostelle, Lisbonne, Porto, Venise, Londres, Bruxelles, la Tunisie, la Sicile, et enfin Naples, cette « immense terrasse ouverte vers la mer » (Paul Claudel) notre destination favorite. Nous nous sommes récemment promis d’y retourner ensemble…

Jusqu’alors, ma vie d’enfant et d’adolescent n’avait été qu’une existence étriquée de campagnard rétif comme ses parents qui sacrifiaient tout à la construction et à l’entretien de la maison familiale à toute idée de vacances et de voyage. Le divorce de mes parents vint mettre un terme brutal à ce laborieux projet.

Ma seule velléité, jeune homme, d’échapper à l’emprise de mon milieu rural, à ce quotidien fait de repli identitaire et de peurs irrationnelles face à l’inconnu, avait été à 19 ans de fuir ma famille (et surtout ma mère totalement névrosée et maladivement possessive) pour faire mes études de photographie à l’ENP d’Arles, à l’autre bout de la France, loin, très loin de la Normandie (pour qui mon cœur bat pourtant toujours comme en atteste mon attachement à la station balnéaire de Luc-sur-Mer et ma donation en 2011 à l’ARDI-photographies à Caen). Mettre presque 1000 km entre moi et les miens, telle me semblait être ma planche de salut et je ne me suis pas trompé, grâce aussi à la qualité de l’enseignement de mes professeurs et au cosmopolitisme des élèves. On sait que Vincent Van Gogh qui me fascinait adolescent et me fascine toujours, caressait le projet de fonder un « atelier du midi » à Arles réunissant des artistes postimpressionnistes, projet hélas avorté, ruiné par sa querelle tragique avec Paul Gauguin… Je n’ai certes pas trouvé là-bas, dans l’antique petite ville provençale immortalisée par le peintre hollandais, cet atelier, mais un terreau intellectuel et sensible au sein de l’école propice à tous les voyages sensibles. Merci entre autres, à mes vieux amis Xavier Martel et Bruno Debon, et à mes professeurs bien sûr. A mon père qui n’approuvait pas mon choix, mais ne le désapprouvait pas non plus (il me rêvait plutôt en ingénieur des eaux et forêts et pas du tout photographe !), qui a continué à me verser pendant ces trois ans d’études ma pension alimentaire, oui je suis infiniment reconnaissant. Pas besoin de mots d’encouragement, dans les silences feutrés de sa pudeur masculine, il m’a soutenu matériellement…

Bien que je ne sois qu’une seule fois sorti des frontières de l’Europe Anne-Marie m’a fait découvrir le frisson de l’inconnu, le goût des voyages en train et en avion (quelle magie ce fut par exemple de découvrir dans le train de nuit menant à Venise, à l’aube, les rails circulant au beau milieu de la lagune !), de l’errance dans les ruelles et les petites places ombragées des villages et villes méditerranéennes… Et tous ces littoraux battus par les flots aux lumières changeantes qui ne cessent de remodeler le paysage.

Ce « portrait-paysage » symbolise et incarne littéralement tout cela, mon attachement désormais viscéral au dépaysement, à la découverte de l’Autre, loin des replis identitaires auxquels me destinait mon milieu d’origine.

5 commentaires:

  1. Cher Yannick, quel beau texte, qui résonne en moi ! De mon côté, j'ai eu de la chance d'avoir une enfance heureuse dans la campagne brestoise, avec beaucoup d'ouverture sur la société grâce à mes parents très engagés dans les associations, notamment d'aide aux réfugiés (on ne disait pas migrants à l'époque...), et aussi d'accueil l'été d'enfants de Belfast avec le Secours Populaire (c'était encore la guerre civile et j'étais révoltée qu'à l'école quasiment personne ne le sache). Le monde venait à moi dans notre vieille maison de pierre, mais paradoxalement j'ai moi-même assez peu voyagé. Partir pour Arles, quelques années après toi, a été également, une aventure extraordinaire, une énorme bouffée d'air, une ivresse de liberté, de soleil et de photographie. C'était à mon tour d'aller à la rencontre du monde et j'ai adoré ces voyages en train à travers la France, plusieurs fois par an. 15 heures de train entre Brest et Arles en train Corail, ça laisse le temps de rêver, lire et photographier...
    En janvier 1997, je suis également partie passer quelques jours chez une amie vénitienne avec un ami arlésien, en prenant ce même train de nuit, avec cette même arrivée magique au milieu des eaux, au petit matin ! Je dois en avoir pris des photographies en couleur (au moins une planche-contact, et il faudrait que je m'occupe de classer mes négatifs...) mais j'ai retrouvé cette sensation dans ce très beau dessin animé de Miyazaki, Le voyage de Chihiro, lorsque la petite héroïne fait un long trajet dans un train empli de fantômes, dans un paysage inondé.
    La photographie, c'est aussi tout ce qui l'entoure, la vie qu'elle permet ou qu'elle montre, et j'aime beaucoup ces textes qui nous expriment comment finalement, c'est une façon de vivre.

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  3. Merci Gwenola pour ton témoignage qui converge en bien des points avec le mien ; certes nous n'avons pas eu la même enfance rurale mais avons connu en partance pour Arles et Venise, la lenteur douce du trajet en train, cette "Modification" de l'être (pour faire référence au roman éponyme de Michel Butor publié en 1957) les mêmes ivresses des sens !

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  4. Bonjour Yannick. Lu avec beaucoup d'interet et de plaisir.

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